EPI - L'architecture après 1945
Mathématiques, Histoire, Arts-Plastiques, Musique

Le Pavillon Philips

Le Corbusier –  Xenakis – Varèse

 

INTRODUCTION

La société hollandaise d’électronique Philips participe à la grande Exposition Universelle de Bruxelles, en 1958. Inaugurée par le roi Baudoin le 17 avril, cette première Exposition Universelle depuis la Seconde Guerre Mondiale est surtout l’occasion de rassembler sur un même forum les dernières expériences et progrès de la science d’une part, et de l’art contemporain d’autre part.


C’est dans cette optique que Philips invite l’architecte français de renommée internationale à construire un bâtiment de son imagination. Le Corbusier accepte, mais ne s’intéresse que très peu à l’élaboration architecturale d’une nouvelle structure. En effet, il imagine un concept nouveau qui mêle technologie de pointe, architecture, art pictural et musique : le Poème électronique.

Le Corbusier explique à ses commanditaires, que son intérêt le porte pas sur la construction d’un nouveau bâtiment, un de plus dans sa carrière, mais plutôt sur l’élaboration d’un poème électronique qui y sera projeté. Le Corbusier devient dès lors le créateur des sons et lumières que l’on peut voir dans les salles modernes d’aujourd’hui.

 

Dans un courrier daté du 14 septembre 1956 et adressé à Monsieur Kalff, Directeur Général de Philips, à Eindhoven, Le Corbusier réclame l’aide de plusieurs techniciens, notamment de la lumière, de la couleur, de la projection de l’image, du film, et du sonore (bruit, musique).

Son idée est de projeter sur les parois du Pavillon Philips des couleurs, des dessins et des photos en mouvement sur une œuvre musicale originale d’Edgard Varèse. L’intérieur du Pavillon Philips servirait essentiellement d’écrans.

Dans un courrier du 3 juillet 1956, toujours adressé à Monsieur Kalff, il poursuit : « La raison de mon intervention n’est pas de faire un local de plus dans ma carrière, mais bien de créer avec vous autres un premier « jeu électronique », électronique, synchronique, où la lumière, le dessin, la couleur, le volume, le mouvement, et l’idée font un tout étonnant et accessible, bien entendu, à la foule. »

Il précise d’ailleurs qu’il agit en tant que créateur d’un scénario semblable à un film, avec un minutage et un découpage. Ce scénario prévoit donc la projection d’images, de photos et de films de couleurs variées et différentes sur les parois du Pavillon, l’ensemble étant soutenu par une œuvre musicale originale. La projection durera 10 minutes et les quelques 500 spectateurs en déplacement seront entourés de sons et de lumières.

 

ARCHITECTURE DU PAVILLON PHILIPS 



L’architecture du Pavillon n’est pas la priorité de Le Corbusier. Impliqué dans un gigantesque projet, notamment dans la construction d'une ville entière en Chandigargh, en Inde, sa participation à l’architecture même du Pavillon n’aura été qu’une idée générale en forme de coque. C’est son jeune assistant, grand compositeur par ailleurs, Iannis Xenakis qui imagine la structure paraboloïde-hyperbolique et qui se charge du dossier.


Pour Le Corbusier, seul comptaient l’intérieur et la projection du Poème Electronique.
Les indications générales de Le Corbusier adressées aux partenaires du projet se résument aux points suivants :

1. l’intérieur ressemblerait à un estomac de vache et pouvant accueillir 500 personnes par tranches de 10 minutes.
2. les spectateurs se déplaceraient en musique selon une courbe illustrée et illuminée pendant 8 minutes.
3. Autour d’eux, se succèderaient lumières colorées, images et film sonorisés par près de 350 haut-parleurs entourant le public.

4. A la fin, les spectateurs quittent le Pavillon par une autre issue, comme digéré par l’estomac.
5. Près de 20.000 visiteurs par jour visiteraient le Pavillon.
6. Iannis Xenakis composerait la musique pour les temps morts ou pour les déplacements du public.
7. Le Corbusier fournirait les images à projeter pendant les 480 secondes de l’événement.
8. La musique devra être indépendante de l’image. Surtout, il ne faudra faire aucune tentative de lien entre les deux arts, sauf au moment de silence spécifié à la sixième minute.

Ainsi, Xenakis finit par être le coordinateur principal du projet au cours des deux années de sa réalisation, en créant le design extérieur et assurant la coordination de l'équipe artistique.


Le design est celui d'une tente à trois volets, construit avec des paraboloïdes hyperboliques, formes très à la mode chez un certain nombre de designers et artistes en arts visuels à l'époque.


Le Pavillon est composé de 12 parois inclinées à courbes paraboloïdes hyperboliques qui s’élèvent et se rejoignent en trois sommets. Les éléments en béton qui le constituent, préparés au sol, mesurent environ 1,5 m de côté et 5 cm d’épaisseur. Les parois ont été montées au moyen d’un échafaudage intérieur et sont soutenues par un double maillage de câbles de 8 mm tendu sur des mâts cylindriques en béton fortement armé. Les appareils servant à la réalisation du « Poème » (350 haut-parleurs et 30.000 soudures de fils électriques) sont placés derrière une barrière de béton qui court le long des parois latérales recouvertes d’un matériau anti-bruit.


A l’intérieur, cinq effets d'éclairage se partagent les écrans :
- Des lumières colorées projetées sur les murs qui accentuent la forme de l'intérieur;
- Deux personnages suspendus dans l'espace - une figure féminine et une sculpture abstraite en tubes métalliques - qui brillent en rouge et bleu verdâtre lorsqu'il est irradié par la lumière ultraviolette;


- Deux grands écrans, dans lesquels les images et les films ont été projetés;
- Des zones en surbrillance autour des écrans de projection où des faisceaux colorés de figures lumineuses ou en noir et blanc sont projetés
- Des images du soleil, de la lune et des étoiles sur le plafond.



La composante audio, quant à elle, devait être une démonstration des effets de la stéréophonie, de la réverbération et de l’écho. Les sons se déplaceront littéralement dans l'espace autour du public. Varèse aura finalement été en mesure de réaliser ce mouvement des sons dans l'espace grâce à une bande sonore composée de trois pistes. Il y avait 350 hauts-parleurs gérés par 20 amplificateurs (six amplificateurs assignés pour la première piste, huit pour la deuxième, et six pour la troisième). Une cassette à piste envoie des signaux de commandes aux projecteurs et aux amplificateurs. Les sons doivent se déplacer dans tout l’espace en se propageant d’un haut-parleur à l’autre. Les crescendos rapides et les silences brusques ont été calculés pour exploiter la réverbération de l'espace.

EDGARD VARESE

 

En matière de collaboration musicale, Le Corbusier écrit à Edgard Varèse et lui soumet ce projet.

 

Edgar Varèse est un compositeur français qui vit aux Etats Unis. Il est né en 1883 et mort en 1965.
Très tôt, Varèse se sent prisonnier des timbres traditionnels. Depuis des centaines d’années, les mêmes timbres expriment les langages des compositeurs. Toujours les violons, les hautbois, les trompettes… Varèse entame donc une véritable quête du timbre et s’il est précurseur dans ce domaine, c’est parce qu’il pense le son avant la note. Il dit que « la musique est faite de sons et non de notes».
Une note de travail permet d’appréhender la conception du son qui se manifeste dans l’œuvre de Varèse en général et dans le Poème Électronique en particulier :
“Son et bruit. Il n’y a pas de différence entre le son et le bruit, le bruit étant un son en cours de création. Le bruit est dû à une vibration non périodique, ou à une vibration qui est trop complexe dans sa structure, ou d’une durée trop courte pour être analysée ou comprise par l’oreille.”
En 1934, l'Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft (AEG, que nous connaissons aujourd’hui pour d’autres appareils) crée la première version d'un magnétophone avec enregistrement magnétique. Le support d'enregistrement est une bande plastique couverte d'oxyde magnétique de fer. Cette technologie voit naître en 1937, le Magnetophon K1, premier magnétophone à être produit de manière industrielle. Cette invention offre la possibilité d'enregistrer la musique et de pouvoir l'écouter à tout moment, sans avoir besoin d'un orchestre pour la jouer. Le son peut être reproduit, il devient un objet que l'on peut isoler, analyser, inverser, couper, coller, assembler : la bande magnétique est perçue comme une série de petits fragments d'une partition. Le montage sonore donnera naissance à une myriade de genres musicaux inédits.
L'utilisation des magnétophones facilite également l'utilisation des sons "non musicaux" et contribue à la remise en question de l'objet sonore. Cette approche n'est pas totalement nouvelle dans la création, mais la bande magnétique et la combinaison infinie des sons qui en résultent en simplifie grandement son application.

Varèse, intéressé par ces nouveaux appareils, dit :
"Les avantages que je vois sont ceux-ci : une machine semblable nous libèrerait du système arbitraire et paralysant de l'octave, elle permettrait l'obtention d'un nombre illimité de fréquences, la subdivision de l'octave, et, par conséquence, la formation de toute gamme désirée, une étendue insoupçonnée de registres, de nouvelles splendeurs harmoniques que l'usage de combinaisons sub-harmoniques rendrait possibles, des sons combinés, des différenciations de timbres, des intensités inhabituelles au-delà de tout ce que peuvent accomplir nos orchestres, une projection du son dans l'espace par son émission de l'une ou l'autre partie d'une salle de concert, selon les besoins de l'œuvre, des rythmes qui s'entrecroisent indépendamment les uns des autres… cette invention pourrait jouer toutes les notes voulues (…)

 


Le Poème électronique est composé de sons électroniques purs et de sons concrets traités (notamment sons de voix et de percussions). C'est une œuvre sombre, épurée et envoûtante, ponctuée d'appels et d'éclats, et dont Varèse a dit : "C'est une charge contre l'inquisition sous toutes ses formes."
En voici une liste non exhaustive :
- bruits de machines
- accords de piano
- sons de cloches
- voix filtrées : chœurs et soli
- sons sinusoïdaux purs d’oscillateurs


 


Comme en témoigne la photographie du feuillet, l’écriture du Poème Électronique n’a pas nécessité l’utilisation de partitions, mais de diagrammes qui permettent de suivre le déroulement de la musique seconde par seconde.


 
POEME ELECTRONIQUE


Iannis Xenakis s’est également chargé de la composition d’une pièce d’entracte, Concret pH, meublant le temps mort entre la sortie du public et l’arrivée du suivant. Mais l’œuvre principale reste toutefois le Poème électronique de Varèse, d’une durée de 8 minutes, et découpé en sept sections :

- Genèse : images de lumière colorée, un taureau, un matador, la tête d'une statue grecque, un film d'une femme souriante, puis reculant d'épouvante, un crâne.

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- D’argile et d'Esprit : succession rapide de coquillages, de scientifiques, un crâne, une femme africaine, des lumières colorées, un squelette de dinosaure, un singe perdu dans ses pensées.


- De l’obscurité à l’aube : les yeux de divers animaux et de personnes, une tête de hibou, une tête de dinde, un visage de femme, des sculptures tribales, des chefs, des tombes, des camps de concentration, des soldats de plomb, des chars, des cow-boys et des Indiens, des fusils, des sculptures religieuses médiévales, un Bouddha.

- Des dieux à l’humanité : une variété de lumières colorées, une sculpture de l'île de Pâques, des figures géométriques, le Sphinx.


- Civilisation : l'industrie et le pouvoir, une centrale atomique, la foule, un astronome, un chirurgien, un mineur, un maçon, un cheval de ferme, Charlie Chaplin, un bombardier, une fusée, un radar, des nuages, un champignon atomique, des enfants regardant fixement la caméra.


- Harmonie : la Tour Eiffel, les premières photographies de personnes et d'animaux, pièces de machines, à nouveau Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, des formes abstraites, des images astronomiques, une étreinte amoureuse, des bébés.


- L'humanité : un gratte-ciel, des plans architecturaux, des modèles de villes, la main d'un bébé, des enfants, une vieille femme, des gens à table, un homme qui dort dans la rue, un chemin de terre, un nouveau-né.

 

Concret ph de Yannis Xenakis

 

 

CONCLUSION


Le pavillon a été inauguré en Avril 1958, et a immédiatement fermé pendant deux semaines pour apporter des améliorations au système de sonorisation. Il a finalement rouvert en mai, où il est resté fonctionnel jusqu'en Octobre. Selon les notes de la pochette du disque 33 tours de la musique de Varèse, le Pavillon a occasionné des réactions aussi diverses que variées de la part du public : "terreur, colère, crainte, stupéfaction, amusement et fol enthousiasme."

Bien qu'il y ait eu quelques tentatives pour préserver le bâtiment après la clôture de l'Exposition Universelle, le Pavillon n'avait jamais été conçu pour perdurer. Il n'y avait pas d’isolation suffisante, et le câblage n'était pas assez solide. Le bâtiment finit d’ailleurs ainsi par s'écraser, ne laissant que l'enregistrement de la musique à la postérité. L'enregistrement, cependant, n'est qu'une approximation de la vraie nature de l'événement, puisqu’il ne rend compte d’aucun effet spécial.

Les œuvres « Concret pH » de Iannis Xenakis et « Poème Électronique » d’Edgard Varèse sont considérées comme des jalons de la musique électronique.

Après le Pavillon Philips, Xenakis a quitté l'entreprise de Le Corbusier pour se consacrer entièrement à la musique. Il intègre le GRM, Groupe de Recherche Musicale au studio de la radiodiffusion française avec Pierre Schaeffer, son créateur.
Varèse, quant à lui savoure son succès, car il est enfin reconnu en France comme un grand compositeur contemporain. Il donnera des conférences et composera jusqu’à sa mort, en 1965.